1788, dans un café populaire de Paris
Gontran était assis au bar et savourait son deuxième verre de bourbon. Il venait souvent Aux Trois Perdrix car il aimait l’atmosphère qui s’en dégageait, le léger brouhaha des groupes de gens attablés autour d’un jeu de dés et d’une carafe de vin mais aussi l’odeur du bois, du fer et du cuir mêlés dans une cacophonie de sons et d’odeurs. Les Trois Perdrix se disait être un café populaire mais il était surtout fréquenté par des personnes ayant les moyens de se payer une consommation à dix sous minimum. Le qualificatif de populaire ne lui venait que du fait qu’il se trouvait proche des fortifications de Paris.
Il devait être dix-neuf heures et Gontran devait se rendre au dîner donné par Ferdinand de la Coste, duc d’Ereborn, dans sa résidence parisienne. C’était un rival en affaires mais aussi un ami fidèle. A ce dîner étaient conviés les proches amis de Ferdinand et de Gontran, ce qui représentait une dizaine de personnes.
Ferdinand avait envoyé un courrier lui demandant de se présenter à son adresse parisienne pour qu’ils s’entretiennent d’un sujet préoccupant sinon vital. La missive était courte et toute personne connaissant Ferdinand connaissait aussi ses élans lyriques et le faible nombre de mots utilisés était en soit une preuve de précipitation et d’urgence.
Résidence parisienne du Duc d’Ereborn
Gontran frappa le heurtoir et quelques secondes plus tard un major d’homme ouvrit la porte. Les deux hommes se connaissaient et le domestique ne fit pas l’affront de demander l’identité de la personne en face de lui. « Bonsoir Monsieur. Monsieur le Duc est déjà en compagnie de certains des convives.
– Merci Bernard. Suis-je le dernier ?
– Non Monsieur. Votre cousin le Comte du Chêne n’est pas encore arrivé.
– Ah, ça ne lui ressemble pas d’être en retard. Merci Bernard !
– Pour vous servir Monsieur le Comte. »
Gontran entrait dans le vestibule feutré quand il entendit des éclats de voix venir du salon attenant. Il reconnaissait celle de Ferdinand mais pas la voix féminine qui l’accompagnait. « Je ne savais pas qu’il avait des femmes invitées. Ferdinand ton vice te perdra ! se dit-il»
Dans le salon au fond du vestibule, Gontran vit six hommes assis dans des fauteuils de cuir confortables alors que Ferdinand ainsi qu’une femme étaient sur l’estrade en face d’eux. « Ah mon cher ami ! chuchota Gérard Gentil, un homme replet issu de la bourgeoisie. Vous arrivez au meilleur moment ! Nous allons arriver au moment tragique que notre cher Duc apprécie tant. Dans cette pièce, Ferdinand jour le rôle d’un força épris d’amour pour une riche héritière qu’il vit pour la première fois un jour d’automne par-delà la fenêtre de sa cellule. »
Gontran reconnaissait le style vif, romantique, tragique mais surtout à la limite de la moralité de cette fin de dix-huitième siècle. Ferdinand était habité par son rôle sur scène. Égal à lui-même, flamboyant, captivant, juste. La femme qui lui donnait la réplique était inconnue de Gontran mais ne manquait pas de talent non plus. Elle était hypnotique. Sa chevelure blonde et épaisse captait la lumière des chandelles et renvoyait des reflets d’or et de feu vers le public. Mais ce qui captivait réellement le public était ses yeux dépareillés. L’un était vert clair et l’autre était couleur noisette.
Personne ne parlait. Ils regardaient Ferdinand et la femme interprétant leurs rôles et la fin de la pièce qui fut suivie d’un tonnerre d’applaudissement émanant de huit paires de mains. « Gontran mon ami je suis tellement heureux de te voir !
– Moi aussi Ferdinand et je constate que ces deux années aux Amériques ne t’ont pas changé, disait Gontran en montrant du menton la femme blonde.
– C’est ma Muse ! Depuis que j’ai fait sa rencontre dans un village amérindien, l’inspiration est permanente !
– Et tu l’as ramenée avec toi…sacré Ferdinand !
– Non il n’y a rien de ce que tu peux croire entre nous ! Envers elle je n’ai aucune attirance juste de la fascination qu’un homme peut avoir pour une créature hors de sa portée. Aucune femme ne trouve plus grâce à mes yeux mais je sais qu’elle est promise à un autre.
– Tu ne verras donc aucun inconvénient à ce que je tente ma chance alors ?
– Non vas-y ! Et je pense qu’elle n’attend que cela. Tu as ma bénédiction. Mais plus tard dans la soirée quand certains de nos amis auront pris congés, je t’entretiendrai d’un problème grave.
– Nous ne sommes pas tous là pour la même raison ?
– Non mon ami. Certains sont là pour voir ma pièce. Joséphine, ton cousin et toi êtes là pour autre chose !
– Tu commences à m’inquiéter !
– Tu en sauras plus tout à l’heure… »
A la fin de la représentation de Ferdinand, Icare du Chêne avait fait son entrée dans le salon et s’était joint aux autres convives pour saluer la nouvelle pièce qui ferait sans doute scandale. Il se dirigeait vers Gontran quand il fut happé par Gérard Gentil qui tenait absolument à lui montrer sa nouvelle tête de canne en or et platine ornée de ses initiales surplombées par un simulacre d’armoiries.
Enfin débarrassé de l’importun, Icare du Chêne lança sur le ton du complot «Messires, quel forfait ourdissez-vous dans votre coin ?
– Icare ! Je suis heureux de te voir !
– Moi de même Gontran ! La dernière fois doit remonter à six mois ?
– Oui, je suis rentré de Russie la semaine dernière et j’ai choisi de prendre quelques jours avant de retourner aux Manoirs Jumeaux.
– Tu n’es donc pas au courant ? Notre chère et tendre Mama Freda est décédée il y a deux jours.
– Mais comment !?
– Qui est Mama Freda ? demanda Ferdinand.
– Elle était esclave aux Amériques et le père d’Icare l’a affranchie. Depuis lors elle a choisi de travailler pour lui. Elle nous gardait Icare et moi quand nous étions enfants. Sa perte est un véritable drame pour nos familles.
– Comme je pensais te voir ici, j’ai ramené quelque chose pour toi de sa part. Elle voulait te le donner en main propre mais elle n’était pas sûre de vivre jusqu’à ce moment. En effet, elle avait plus de visions que d’habitude et sentait un grand mal arriver. Elle nous a d’ailleurs taillé des talismans. Toi avec une pierre de la Grande Ecluse et moi avec l’écorce du chêne de la cour du manoir.
– Merci Icare. Mais…
– Mes amis assez de tristesse pour l’instant. Allons-nous changer les idées. Ensuite nous parlerons de votre présence ici. Peut-être que les visions de Mama Freda nous aideront. »
Le trio se rapprocha des autres convives et Gontran croisa le regard de Joséphine. Il ressentait une profonde confusion car il était partagé entre la tristesse de la nouvelle de la mort de sa nourrice et la fascination que Joséphine exerçait sur lui.
Alors que le dîner et la boisson coulait en l’honneur du prochain scandale que Ferdinand déclencherait avec sa pièce, les sujets de conversation devinrent plus légers. Mais la nuit étant bien avancée, chaque invité, et même Gérard Gentil, s’en allait passablement enivré et heureux de la soirée passée en compagnie de l’envoutante Joséphine et du bout en train Icare supporté par Ferdinand. Seul Gontran avait été un peu en retrait. Visiblement choqué par la nouvelle que lui a annoncée Icare. Bientôt il ne resta plus que Joséphine et les trois amis.
En les invitant à passer dans son salon particulier à l’atmosphère de bibliothèque, Ferdinand leur présenta des fauteuils moelleux, l’air soudain grave. L’emprise de l’alcool était levée. « Mes chers, il est temps que je vous dise la raison de votre présence ici mis à part la joie sincère que j’éprouve à passer des moments trop rares à vos côtés. Vous aurez remarqué que seule Joséphine est restée avec nous. Je préfère vous mettre en garde face aux révélations que je vais vous faire…
– Toujours en train de faire durer le suspense Ferdinand. Dis-nous sans détour ce qui a motivé l’envoi d’une lettre aussi pressante.
– J’y viens, Icare ! Mais je ne veux pas vous lancer les nouvelles que je détiens comme de vulgaires ragots dans une soirée de bonnes femmes. Sans vouloir vous offenser douce Joséphine. Celle-ci fit un signe de tête signifiant qu’elle avait compris la comparaison.
– Fort bien. Continue alors…
– Dans l’affaire que je vais vous révéler, Joséphine tient un rôle central. Elle a comme vous n’aurez pas manqué de le remarquer quelques particularités physiques. Mais la plus marquante est celle qui ne se voit pas. En effet Joséphine est capable de lire dans les esprits et de prédire l’avenir.
– Arrête donc tes boniments Ferdinand ! s’emporta Gontran. Ce ne sont que des histoires de foire pour personnes peu éduquées !
– Je reconnais bien là mon ami pour qui seule la pensée rationnelle n’a d’intérêt.
– Vous ne croyez donc pas en l’existence d’autres plans spirituels ? demanda Joséphine. Alors pourquoi gardez-vous ce talisman que vous a donné votre défunte nourrice ?
– C’était une conversation privée !
– Je ne vous espionne pas Gontran ! Votre esprit est un livre ouvert pour moi. Je lis le tourment provoqué par la nouvelle du décès de votre proche mais aussi que vous êtes fasciné par moi. En ce moment même vous ne savez pas vers quelle émotion vous tourner. Vous, pour qui la pensée prime, êtes au bord de la noyade face à ce flot d’émotions conflictuelles. »
Gontran restait la bouche ouverte et le feu aux joues devant l’étalage de ses sentiments.
Il se sentait observé par son cousin et son ami. Ils attendaient une réponse de sa part. Allait-il confirmer ou infirmer les dires de Joséphine ? Ce serait une preuve de ses capacités. « Très belle démonstration de psychologie ! Je dois avouer avoir été déstabilisé par votre habileté mais je demande une preuve de vos capacités.
– Très bien ! Vous êtes le dernier fils d’une fratrie de cinq. Vous êtes précédé de quatre sœurs. Vous avez passé votre enfance, entouré des femmes de votre famille mais vous ne trouviez la paix que dans les bras et les chants mystérieux de Mama Freda. Le décès de votre père vous a forcé à grandir plus vite que prévu et vous avez dû prendre la tête de la famille Trijumeau. Jusque-là je ne dis rien d’extraordinaire mais peu de gens savent que vous aviez un frère jumeau. Il est mort alors que vous n’aviez que deux jours…et il avait la peau noire.
– Il suffit ! Je vous crois. Vous venez d’évoquer l’un des plus grands secrets de ma famille ! Vous avez dit trop de choses à mon sujet alors que je ne sais rien de vous !
– Je peux vous dire dès à présent que je suis votre promise. »
Cette annonce fut accueillie avec stupeur et Gontran lui-même en devint livide. Il est vrai qu’en la voyant plus tôt, il était tombé sans espoir de retour sous le charme étrange de cette femme mais qu’elle lui annonce être son avenir est autre chose. « Mes chers amis voilà une soirée riche en émotions, dit Ferdinand qui venait de reprendre ses esprits. Je vous l’avais dit que cette femme était fascinante ! Maintenant que nous sommes dans les révélations je vous prie Joséphine de nous faire part de la raison véritable de votre venue ici en notre tumultueux royaume.
– J’ai eu des visions sur de la destruction de notre monde par des forces qui ne sont pas de notre plan de conscience. Ces forces ont été canalisées par des prêtres païens qui ont tous été capturés aux quatre coins du monde. Cette moisson a commencé il y a cinq ans. Plusieurs chamanes amérindiens des glaces du Nord à la pointe Sud du continent, ont été enlevés à leurs tribus et le phénomène s’est aussi produit en Afrique. Je suis moi aussi une prêtresse vouant un culte aux Esprits de la Nature. Je communie avec les Esprits Gardiens qui me donnent mes capacités. »
Le trio la regardait parler des forces de la nature, sans la quitter des yeux, pendant un moment qui semblait hors du temps. Elle en parlait sur le ton de la conversation comme si les propos qu’elle tenait étaient connus et acceptés de tous, de la Société européenne influencée par la philosophie et les Lumières. « Si j’ai accepté que Joséphine voyage à mes côtés c’est parce qu’elle a réussi à me convaincre de la nature capitale de la quête qu’elle va entreprendre mais aussi de l’abomination qui s’abattra sur notre monde si elle échoue. »
Ils parlèrent encore pendant deux heures et Ferdinand proposa à chacun de jouir de sa demeure autant qu’il le souhaitait. Ainsi les quatre personnes allèrent se coucher la tête tournant de toutes ces révélations.
Plus tard dans la nuit Joséphine alla rejoindre Gontran dans sa chambre.
« J’espère que je ne vous dérange pas…dit-elle en entrant dans la chambre
– En fait je suis encore en train de réfléchir à cette folle soirée.
– Je connais un remède contre les troubles de l’esprit. En prononçant ces paroles elle se glissa sous les draps et colla son corps chaud contre celui de Gontran.
– Que faites-vous ? demanda-t-il, surpris par la présence de la femme dans sa couche.
– Je vous ai dit que j’étais votre promise et ce soir est celui de notre communion. »
Gontran se laissa aller, face à cette femme entreprenante, aux yeux étranges. Ils communièrent donc pendant le reste de la nuit, jouissant l’un de l’autre et s’abandonnant à cette étreinte où le temps semblait se dilater jusqu’à l’infini. Gontran ne sut jamais que bien des années auparavant Joséphine avait commencé à avoir des visions de lui et savait que leurs destins étaient liés
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