13 juin 2016, 23 h 36
Une sonnerie, insistante.
Qui peut bien m’appeler à cette heure-ci ? En numéro masqué en plus ?
« Allô ? Qui est-ce ?
— Une personne désireuse de te rencontrer…
— Ça ne me dit pas qui vous êtes !
— Retrouve-moi demain à 21 heures sur le banc à l’entrée du lac de Chambray et tu sauras.
— Bon sang, mais qui êtes-vous ? »
Bruit métallique, connexion interrompue.
23 h 38
Jean était encore à se demander qui pouvait l’appeler à une heure pareille. Il regarda sa petite amie, endormie sur le sofa, la tête sur ses cuisses et se dit que c’était une bonne chose qu’elle n’ait pas entendu l’appel.
Il la secoua légèrement pour qu’elle se réveille. Comme d’habitude, sa journée éreintante l’avait abattue.
Elle s’appelait Caroline. Elle cumulait deux emplois à mi-temps. Le matin, elle était employée de crèche dans les bas quartiers de Tours, mais son second métier était plus surprenant : personne n’aurait imaginé qu’une jeune femme de 25 ans, attentionnée envers les enfants, se changerait le soir venu en bookmaker redouté. Un paradoxe !
Jean finit par se lever et malgré les trésors de délicatesse qu’il déploya, Caroline grogna. Mais cela aussi, il en avait l’habitude. Elle ne se lèverait pas de sitôt. Maintenant, son principal souci n’était pas qu’elle se réveille mais plutôt la raison de l’appel qu’il venait de recevoir. Qui était son interlocuteur, au timbre de voix si particulier qu’il était impossible de savoir si c’était une femme ou un homme ?
Demain je repenserai à tout ça à tête reposée. La fatigue me fait imaginer des choses. Ce n’est peut-être qu’une plaisanterie de quelqu’un qui s’ennuie. Ce ne serait pas la première fois que ça arrive, se dit Jean, tentant en vain de s’en persuader.
Le lendemain, 07 h 28
La nuit de Jean ne fut qu’images torturées et délire psychédélique propres à l’inconscient qui reprend le dessus, qui tente de s’exprimer. Le « chaos du ça » comme l’appelait son professeur de philosophie. Cette dernière affirmait que la société était une muselière pour le ça, une barrière nécessaire pour contrôler la folie latente en chacun de nous. Une création puissante, terrifiante mais extraordinaire, qu’il fallait contenir afin que l’humain ne se détruise pas mais plutôt qu’il évolue et s’élève encore plus haut vers l’infini. Jean approuvait cette pensée mais en aucun cas comme un moteur de l’évolution, en biologiste darwinien qu’il était.
Il ouvrit les yeux péniblement et eut toutes les peines du monde à sortir de ce sommeil peu réparateur. Mais tous les charmes de la nuit et du ça ne purent rien quand il braqua son regard au plafond et aperçut l’heure affichée par l’hologramme rouge de son réveil.
En cinq pas il fut dans la salle de bains, armé de sa brosse à dents électrique. Son TGV était dans quarante-cinq minutes ! Après un réveil aussi catastrophique, on imagine difficilement une arrivée à la gare au rythme d’une promenade dominicale mais plutôt en commettant de multiples infractions au Code de la route et en battant plusieurs records de vitesse à la course à pied. Heureusement, Jean avait une heure de trajet en TGV pour reprendre ses esprits. Mais les ennuis ne viennent jamais seuls, comme dit l’adage.
« Bonjour mesdames et messieurs, contrôle des titres de transport », disait une voix au fond du wagon.
Dans la précipitation, Jean était parti en laissant son abonnement TGV sur la table basse du salon. Il l’avait sorti la veille pour vérifier sa date de validité et malheureusement ne l’avait pas remis dans son sac.
Quel mensonge dire au contrôleur ? Serait-il indulgent si je lui explique la situation ?
Autant de questions qui s’évaporèrent lorsque ce fut à son tour d’être contrôlé.
« Bonjour Monsieur, contrôle des titres de transport », annonça le contrôleur avec cette voix mielleuse, que l’on sait hypocrite et dictée par un code de conduite édité par des managers rompus aux techniques visant à briser les barrières mentales que chacun érige pour se protéger.
« Je suis désolé mais je ne l’ai pas sur moi. J’ai un abonnement TGV qui, je pense, est resté sur ma table de salon, dit Jean en choisissant la vérité. Dans ce genre de situation autant être sincère finit-il par se dire.
— Je suis désolé monsieur mais je vais devoir vous verbaliser. Toujours ce ton mielleux.
— Vous allez jusqu’à Vendôme ou Paris ?
— Si j’allais à Vendôme j’aurais pris le TER, ça me reviendrait moins cher, répondit Jean que la voix du contrôleur commençait à exaspérer.
— Bien Monsieur, afin de dresser le procès-verbal, j’aurais besoin d’une pièce d’identité. Je vous prie aussi de garder votre calme.
— Combien ça va me coûter ?
— Cent vingt euros. Encore ce ton détestable.
— Cent vingt euros ! » répète Jean en manquant de s’étrangler.
À contrecœur, Jean paya avec sa carte VISA en lançant un regard mauvais au contrôleur, qui lui répondit sans se départir de cette voix ignoble qu’il le remerciait et lui souhaitait une bonne journée. Quelle absurdité !
Depuis un certain temps déjà, Jean se demandait ce qui n’allait pas autour de lui ; pourquoi il avait l’impression que les gens devenaient comme décérébrés, perdus ou complètement absents psychiquement : ils adhéraient docilement aux préceptes retransmis par les médias, se contentaient de consommer encore et toujours plus… Jean voyait ses semblables humains tels du bétail gavé par leurs nouveaux dieux, dont Argent était le maître. Bientôt, ils seraient prêts pour l’abattoir. Il avait fini par s’interroger sur sa place dans le monde, dans la Société.
À la surprise de Jean, cette journée passa très rapidement, bien qu’il manquât s’endormir pendant la présentation d’un prestataire à propos d’un projet qu’il menait pour le compte d’un laboratoire pharmaceutique. Néanmoins, un élément n’avait pas quitté son esprit : ce rendez-vous mystérieux sur un banc à l’entrée du lac de Chambray-lès-Tours.
20 h 28
« Mesdames et messieurs, nous arrivons en gare de Saint-Pierre-des-Corps. Les passagers descendant à Saint-Pierre-des-Corps sont priés de vérifier qu’ils n’ont rien oublié à leur place. La SNCF et l’équipe TGV vous remercient », crachèrent les haut-parleurs disséminés dans la cabine.
Jean avait remarqué que cette phrase dessinait toujours un rictus sur les visages des gens dans le train. Après une dure journée de néoesclavagisme dans quelque que fut leur emploi, certains arrivaient encore à en rire. Peut-être que tout le monde n’avait pas encore abandonné son cerveau aux diktats de la productivité et de la norme en toute chose. Il restait encore de l’espoir.
20 h 55
Jean arriva, capote ouverte à bord de son cabriolet Renault, au lac de Chambray-lès-Tours. Sa journée avait été gâchée par la pensée désagréable de l’appel de la veille. Les soirs d’été comme aujourd’hui, Jean aimait flâner sur le chemin du retour. Il retrouvait Caroline au lac et tous deux en faisaient le tour. Ils se déchaussaient, enfonçaient leurs orteils entre le gravier et les galets chauds. La promenade, pieds nus, ne commençait jamais sans que Jean ne se fasse une réflexion sur la folie de celui qui avait inventé les chaussures, mais ce n’était rien face aux mots qu’il utilisait pour décrire celui qui avait décrété qu’elles devaient être portées en permanence dans les bureaux ! Malgré leurs années de vie commune, ces commentaires fleuris faisaient toujours rire Caroline. Enfin ils s’élançaient à faible allure, pour se détendre, discuter et se retrouver lentement après la violence du monde du travail. Mais ce midi elle l’avait appelé pour lui dire qu’un pari important la forçait à annuler leur promenade. Il l’avait presque suppliée de décommander, tenté le chantage mais Caroline était restée inflexible et il avait capitulé. Jean était un homme d’habitudes et ne voyait pas le changement d’un bon œil. Sans doute les séquelles de son éducation dans un château vieux de quatre siècles, au cœur de la Touraine.
Jean était donc particulièrement de mauvaise humeur quand il s’approcha du lac. Durant tout le trajet, il s’était en plus demandé qui pouvait être la personne qui l’avait appelé et ce qu’elle pouvait bien lui vouloir.
C’est en tournant au dernier virage pour entrer au lac qu’il remarqua quelqu’un adossé à un arbre, dans un imperméable beige.
La personne vit Jean approcher et se dirigea vers le banc le plus proche.
En se déplaçant, l’individu était sorti du champ de vision de Jean, qui s’engageait sous l’arche à l’entrée du lac. Il cherchait une place de parking idéale : proche de la sortie, avec une vue dégagée sur tout le lac. Par expérience, il savait que cette place n’existait pas, le parking étant sous les frondaisons des arbres. Il se résigna donc à stationner sur une place à mi-chemin de la sortie et du banc de son rendez-vous.
« Bonjour, dit la personne avec une voix qui lui parut lointaine, comme un chuchotement alors qu’il descendait de voiture.
— Bonjour, répondit machinalement Jean.
— Pendant un moment j’ai douté. Je me suis dit que tu n’allais pas venir.
— Je vous avoue que j’ai longuement réfléchi. Vous pourriez être n’importe qui, un tueur en série, un maître chanteur ou que sais-je d’autre. »
Jean parlait tout en regardant alentour, cherchant le meilleur moyen de s’enfuir et de voir si l’inconnu était venu avec un complice, dissimulé dans un buisson aux abords du parking ou même dans l’eau du lac. Se rendant compte de son manège, l’autre se décida à reprendre la parole.
« On peut monter dans ta voiture ? On sera mieux et je promets de répondre à toutes tes questions, dit l’inconnu qui semblait prendre plaisir à ce jeu.
— C’est quoi ce traquenard ? Dites-moi ce que vous avez à me dire et je me casse, qu’on en finisse avec ce petit jeu ! Vous dites me connaître, mais je ne sais même pas votre nom !
— L’essentiel est que tu sois là ! Mon nom n’a aucune importance », répondit sèchement la personne en imperméable.
La voix de l’inconnu avait des accents féminins. Il y avait quelque chose chez cette personne qui mettait Jean mal à l’aise. Un étrange inconnu lui donnait rendez-vous, ne dévoilait ni son nom ni son visage et utilisait un ton d’où pointait la menace, la crainte et le défi. Cela lui rappela les disputes occasionnelles qu’il avait avec Caroline. Il reconnaissait ces inflexions de voix. Il en était à présent certain, l’inconnu était une femme ! Il devait maintenant savoir pour quelle raison elle l’avait fait venir ici. Il fit un rapide compte des potentielles ex-conquêtes suffisamment acharnées pour lui faire payer une quelconque vexation avec autant de retard. Sans surprise, il n’en trouva aucune.
L’inconnue semblait le regarder mais le silence fut la seule réponse de Jean et elle prit à nouveau l’initiative. Elle serra les pans de son imperméable tout contre son corps et se dirigea vers la voiture dans laquelle elle s’installa en sautant par-dessus la portière, comme Jean avait prévu de le faire si la situation devenait critique et nécessiterait une retraite rapide.
Il la suivit, s’installa et elle abaissa lentement la capuche de son imperméable. Jean fut surpris par ce geste et détailla longuement le profil gauche qu’elle lui présentait. Une cascade de boucles noires entourait son visage et tombait bas sur son cou et ses épaules. Elle avait la couleur café au lait, caractéristique du métissage issu de l’union d’un Noir et d’un Blanc. Sa chevelure maintenant libérée se révélait être une véritable crinière, encadrant un visage anguleux et harmonieux, surmonté d’un nez fin.
Elle tourna son visage vers Jean et il retint involontairement son souffle pour l’expulser bruyamment peu après. Son visage avait pris la couleur des pivoines et tira un petit rire à la femme lui faisant face.
« Si tu te retiens de respirer à chaque fois que tu vois une jolie femme, tu ne feras pas vieux os, dit-elle d’un ton sarcastique. »
Jean se dit qu’il valait mieux prendre le temps de la détailler davantage avant de lui répondre. C’étaient ses yeux qui lui avaient provoqué le choc qui lui avait valu une autre réplique cinglante. Ils étaient dissemblables : un noir et un bleu. Leur regard était si intense que Jean fut comme happé dans un puits duquel il pouvait voir le ciel au loin. Cette femme était pleine de surprises et il ne s’étonna pas d’imaginer son corps dissimulé par l’ample vêtement.
Il connaissait bien les femmes et il savait que celle qu’il regardait à présent était sublime, presque irréelle. À travers l’imperméable, il suivit la courbe de la poitrine opulente mal dissimulée. Elle exhalait un léger parfum fleuri qui faisait frémir les narines de Jean, qu’il respira plus goulûment qu’il n’était convenable de le faire. Il s’en enivra au point de lui provoquer un léger tiraillement au niveau de l’aine. Il ouvrit enfin la bouche pour formuler des mots :
« Où allons-nous ?
— Dans un hôtel pas très loin d’ici. Tu dois le connaître, le Mercure près de la gare de Tours. J’ai réservé une chambre là-bas. Une fois que nous y serons je te raconterai tout. »
Le chemin du lac à l’hôtel prenait environ quinze minutes mais pour Jean il lui parut durer des heures. Il était préoccupé par cette femme à côté de lui, mystérieuse. Alors il pensa à Caroline. Quelle heure était-il ? Il regarda sa montre : 21 h 03 !
Dans quelle aventure je me suis encore fourré ! Sombre crétin ! Caroline va me crucifier si elle apprend ça ! Heureusement, j’ai encore une heure et demie…
Il accompagnait une femme mystérieuse vers un hôtel où, certes, il ne connaissait personne mais qui était dans une zone de passage. Il avait donc toutes les chances de rencontrer quelqu’un, ne serait-ce que sur le chemin. Il n’avait encore rien commis de contraire aux bonnes mœurs mais Jean était très tendu. En effet, Caroline et lui avaient déjà invité des inconnues dans leur lit mais ils s’étaient juré de toujours le faire ensemble. Le fait de se retrouver seul avec une femme qui ne le laissait pas indifférent, le mettait évidemment dans une situation inconfortable.
Enfin arrivés et stationnés sur le parking ouvert de l’hôtel, où toutes les voitures étaient visibles, Jean ne désactiva pas le verrouillage des portières.
« Tu es tellement prévisible Jean, je suis un peu déçue… lâcha-t-elle d’un air désinvolte.
— Vous ne me laissez aucun choix ! rétorqua-t-il un ton plus haut.
— Tu es avec une femme sublime dans ta voiture. Nous venons d’arriver à un hôtel, et la seule chose qui t’importe c’est d’avoir des réponses à tes interrogations ? Tu veux que je déballe tout ce que sais mais, tu n’es même pas capable de te souvenir de moi, conclut-elle en faisant une moue qui provoqua chez Jean le même tiraillement au niveau de l’aine que précédemment, mêlé à un étrange sentiment de culpabilité. Pour quelle raison crois-tu que nous soyons ici ? Que t’imagines-tu ?
— J’avoue ne pas vous suivre… Vous m’appelez tard le soir, vous me donnez rendez-vous au bord d’un lac pour ensuite aller dans un hôtel. Deux hypothèses s’affrontent : vous êtes une femme avec qui j’ai eu une aventure et vous voulez me faire chanter en me tendant un piège dans cet hôtel, ou alors vous avez vu mon profil sur un site de rencontres et vous avez manigancé cette plaisanterie de mauvais goût.
— Tu es complètement à côté de la plaque et tu manques cruellement d’imagination ! » répondit la femme mystère avec dédain en rehaussant les narines.
La réponse mais surtout le masque de mépris face à lui, sonnèrent Jean comme une violente gifle.
« Vous êtes encore plus tordue que je ne le croyais alors, fut la seule réplique, pathétique, que Jean trouva pour sauver le peu de dignité lui restant.
— Arrête donc et rentrons dans cet hôtel avant que je ne prenne froid ! »
Jean se résigna à descendre de la Mégane et l’inconnue passa son bras sous le sien, se serrant contre lui comme pour se réchauffer, à la manière d’une petite amie cherchant réconfort et protection auprès de son homme-rocher, dans la tempête de la vie. Malgré la surprise, Jean ne dit rien. Il n’appréciait pas le caractère prétentieux de cette femme mais, à ce moment la curiosité était plus forte que sa volonté de partir.
Ils franchirent d’un même pas la porte rotative en verre donnant sur le hall de l’hôtel. La lumière émise par de longs lustres tombant très bas du plafond était faible et douce. Le genre d’éclairage invitant au calme et à la détente.
Ils avancèrent vers le clerc, grand et maigre au profil d’oiseau proie, dressé tel un I derrière son immense bureau d’accueil en acajou. Sur leur droite, un air de jazz leur parvenait d’un grand salon. Des cabriolets en cuir marron y étaient disposés en espaces intimes. Un peu plus loin sur leur gauche, les effluves d’une cuisine raffinée exhalaient du restaurant.
Tout en marchant, la femme mystérieuse jeta un regard furtif à Jean qui, à son air absent, devait être en train d’essayer de se remémorer le titre du morceau joué à quelques mètres d’eux. Enfin, elle s’adressa au clerc sous le nom de Françoise de la Mottelevée. Jean en fut tiré de sa rêverie. Il se dit qu’un nom aussi ridicule ne pouvait qu’être faux.
Leur chambre était au douzième et dernier étage de l’hôtel, où il n’y avait que deux suites.
Sur le chemin en direction de l’ascenseur, ils croisèrent un couple qui s’y dirigeait aussi. L’homme était de haute taille, athlétique aux petits yeux et au front bas, vêtu d’un trench-coat aux couleurs à la mode par-dessus une redingote d’un marron profond. La femme portait un ensemble haute couture rouge cousu de noir, soulignant ses courbes. À la façon dont ils se dévoraient du regard, ils allaient sans doute passer une soirée délicieuse.
Une fois dans l’ascenseur, l’atmosphère gênée propre à la rencontre de plusieurs personnes dans un espace confiné s’installa. La femme en habit de soirée prit alors la parole :
« J’adore vos boucles d’oreilles ! Elles vous vont à ravir. Vous allez aussi assister à la représentation dans le restaurant panoramique ?
— Oui, mais je crains que nous ne manquions le début. Mon Jean est un peu souffrant. Nous allons faire un saut dans notre suite d’abord.
— C’est vraiment dommage d’être malade le jour d’une telle représentation. Nous nous verrons sans doute dans un instant, alors », conclut la femme enthousiaste avec un sourire avenant, au moment où l’ascenseur s’arrêtait au huitième étage.
Une fois les tourtereaux sortis, Jean et Françoise se lancèrent un regard entendu en expulsant un soupir libérateur. Tous deux craignaient que l’ascenseur n’aille jamais assez vite pour qu’ils se débarrassent de cette pimbêche au regard de fouine. La réaction de Françoise tira à Jean un rire véritable qui lui permit de se libérer de la frustration et de l’inconfort dans lesquels il marinait depuis un moment déjà.
Enfin arrivés à leur étage, il entra le premier dans la suite 1 201. Elle était à vue de nez aussi grande que son appartement et d’un luxe qu’il n’avait plus connu depuis qu’il avait quitté le domaine familial pour s’installer à Tours.
En se tournant vers sa comparse, il remarqua qu’elle regardait de part et d’autre du couloir avant de fermer la porte derrière elle, comme pour vérifier quelque chose.
Nous sommes suivis ou quoi ? Elle doit bien savoir que ce genre d’hôtel est équipé de caméras de surveillance. Pourquoi elle se comporte aussi étrangement ? Pourquoi tant de mystères ?
Jean comprit que quelque chose de réellement important se tramait quand Françoise se tourna enfin vers lui, après avoir fait une inspection rapide mais minutieuse de leur suite. Son visage était l’expression même de la gravité. La panique l’envahit.
« Maintenant, Jean, prépare-toi à entrer dans un monde de folie, de violence, de manipulation et de désolation ! Ce que je vais te faire découvrir te fera pleurer seul dans le noir, te cogner la tête contre les murs, mentir à ton entourage mais tu y trouveras aussi des alliés puissants. J’ai pris la décision et le risque de te révéler tout cela car toi seul possèdes les ressources nécessaires pour m’aider et faire cesser cette déchéance. D’avance, je m’en excuse ! »
La foudre aurait frappé Jean qu’il n’eût pas réagi tellement il fut ébranlé par la tirade de Françoise.
Mais c’est quoi encore ce délire ? Pourquoi j’attire autant les timbrées ?
Encore plus de questions venaient à lui. Alors, la part primitive de sa psyché prit le contrôle de son corps et lui fit tourner les talons vers la sortie. Il devait prendre la fuite, comme le lâche que chacun serait dans pareille situation.
Alors que sa main droite touchait la poignée de la porte, il sentit son bras gauche tiré en arrière avec une force incroyable.
Comment une femme aussi frêle peut-elle avoir autant de force ?
« Je me barre de cette histoire de dingues ! Vous êtes complètement timbrée ! Mais vous avez quoi dans le crâne pour emmerder les gens de la sorte ?
— Je t’en prie Jean, reste avec moi ! J’ai besoin de toi ! Il faut que tu m’aides, que tu mettes un terme à cette déchéance ! »
Encore ce mot ! Mais pourquoi ?
De ce qu’il avait vu de Françoise, elle semblait toujours utiliser les mots à bon escient. C’était une femme minutieuse, posée, presque calculatrice. Que devait-il faire ? Quelle heure était-il ? Jean avait pris sa décision malgré le regard éploré et les supplications de Françoise : il la laisserait seule dans cette chambre et oublierait cette histoire délirante.
En ouvrant la porte, il entendit des voix dans le couloir dont une qui lui était familière. Il laissa la porte suffisamment entrebâillée pour au moins voir des silhouettes sinon des visages.
Stupeur et déni se disputèrent alors le contrôle de son esprit qui rejeta toute once de raisonnement sous l’afflux de visions délirantes, alimentées par une imagination fertile.
« Merde ! Que fait Caroline ici avec ces hommes ? demanda Jean en se tournant vers Françoise.
— Bienvenue dans mon monde ! » furent les dernières paroles que prononça Françoise avant de lui injecter une drogue hypnotique.
Il était 21 h 30.